Tout essai de réflexion sur le pouvoir tribal dans le Maroc « précolonial » se heurtera inéluctablement au « crâne occidental » car le modèle auquel on réduit le pouvoir et l’unité qui lui sert de mesure semblent être constitués au préalable par l’idée du pouvoir telle que l’a développée et formée la civilisation occidentale.
Sur le plan théorique, on peut saisir deux idées fondamentales qui semblent se dégager de ce modèle :
- La pensée politique occidentale considère le pouvoir en termes de relations hiérarchisées et autoritaires de commandement et d’obéissance. Certes, on ne peut nier qu’au niveau du pouvoir central marocain (Le Makhzen), cette relation a effectivement existé mais son défaut au sein de certaines institutions tribales implique pour de nombreux auteurs, ipso facto, le défaut du pouvoir politique et le règne de l’anarchie.
Ce modèle fait subir au pouvoir une évolution linéaire et unilatérale ; en effet, quelle que soient les sociétés en question, on pense que le pouvoir est censé devoir passer par les mêmes stades d’évolution que la société occidentale qui se présente en quelque sorte comme leur vérité en les constituant comme un de ses moments dépassées.
Cette illusion ou ce que Foucault appelle « la grande destinée historico-transcendantale de l’Occident » semble être la pierre d’achoppement de la pensée précoloniale et coloniale sur les instituions makhzeniennes et tribales.
Qu’est ce qui fait dire à R. Montagne et à d’autres théoriciens coloniaux que les institutions tribales dans le Maroc précolonial sont « primitives » et leur pouvoir est « embryonnaire » sinon que ce pouvoir et ces institutions pourraient et devraient se développer jusqu’à l’état adulte occidental ?___________________________________________________
*Article paru in "Al Mayadine", revue de la Faculté de Droit à Oujda n°11, 1987.
En théorie générale sur le pouvoir politique G. Burdeau n’estime- t- il pas par exemple que « l’on peut observer dans toutes les sociétés une évolution du pouvoir politique selon des phases dont la durée est extrêmement variable mais qui font apparaitre successivement le pouvoir anonyme, le pouvoir individualisé,
le pouvoir institutionnalisé, et enfin parfois un retour périodique au type de pouvoir individualisé ?
Ce schéma d’évolution trop général ne peut s’appliquer, à notre sens, à tous les détails, au cours sinueux et irrégulier de l’histoire pris comme approximation à l’analyse. Par ailleurs, quel que soit son degré de validité, il ne peut dépasser le cadre occidental et prétendre à l’universalité.
Force est de constater toutefois que cette vision occidentalo- centriste pèse encore lourdement sur la quasi- totalité des études politiques, juridiques, économiques.
R. Montagne, parmi d’autre auteurs coloniaux qui ont étudié la vie sociale et politique des berbères, ne part- il pas de l’axiome selon lequel la tribu marocaine n’est qu’une survivance de la tribu institutionnelle de l’histoire classique « disparue en occident depuis Rome » et qui est caractérisée par une sorte de communisme primitif et de liberté pré étatique ?
L’analgie avec le Moyen âge ne tend pas à une comparaison scientifique des sociétés, loin s’en faut, elle justifie tout simplement la destruction de l’état précolonial.
Les auteurs coloniaux font subir le même sort évolutionniste- linéaire à « l’institution de chefferie ». D’un stade anarchique pré politique s’érige un pouvoir personnel embryonnaire pour se renforcer et se pervertir en un pouvoir tyrannique pour se convertir à son tour en un pouvoir féodal.
Cette évolution mécaniste, voire pseudo-khaldonnienne passe sous silence l’existence dans le Maroc précolonial, d’un pouvoir étatique central et axe son raisonnement sur une préfiguration à savoir que le Maroc est une mosaïque de « quatre à cinq cents petits états », donc une multitude de « pouvoirs » isolés et éparpillés sur l’ensemble du territoire marocain.
Un renversement total de cette perspective caricaturale s’avère nécessaire pour appréhender la réalité des institutions tribales dans le Maroc précolonial et la réflexion sur le pouvoir étatique ou local au cours de cette longue période doit opérer une conversion « héliocentrique » car si l’on s’obstine à emprunter la même perspective et partir de la même certitude évidente que la forme véritable du pouvoir se trouver réalisée et complétée dans la culture occidentale et à faire de cette forme la mesure de toutes les autres, alors assurément on renonce à la cohérence du discours et on laisse se dégrader la science en opinions voir en préjugés.
Afin de saisir la réalité du «pouvoir tribal » dans le Maroc précolonial, nous nous proposons de l’analyser dans une optique endogène, c’est- à- dire en l’interférant avec son environnement social et politique et à sa propre identité, tout en essayant de discerner la signification que lui assignent les représentations collectives.
Le « pouvoir tribal » semble osciller entre deux états politiques opposés : « l’organisation républicaine et le despotisme ».
I/ « L’anarchie organisée ».
Deux situations apparemment paradoxales caractérisent cet état politique :
- L’absence de l’institution du Chef
- L’existence d’un chef sans pouvoir.
A) L’absence de l’institution du chef.
La première situation qui se présente c’est le défaut de l’institution du chef dans certaines tribus marocaines.
« Par crainte de voir naître une dictature il est des régions (du Siba) ou l’on ne nomme pas des Moqadems (chefs des tribus). L’absence d’un tel organe implique ipso- facto pour beaucoup d’auteurs coloniaux le règne de l’anarchie. «Le gouvernement berbère (la Jmaâ), dit R. Montagne, est un gouvernement anarchique c’est – à – dire sans chef… ».
R. Montagne nous rapporte quelques indications qui permettent d’affirmer l’existence de cette situation dans des régions différentes du Maroc.
« Quittons le Haut- Atlas occidental pour le Rif et les pays des Jbalas. Ici encore nous trouvons des Républiques sans Moqqadems et qui sont souvent menacées par l’anarchie ».
Cette situation appelle deux remarques fondamentales :
- Le défaut de l’institution du chef ne s’explique nullement, à notre sens, par un quelconque état primitif, pré politique, il traduit, au contraire, dans le fond une remarquable philosophie politique intuitive tendant à voir dans une institution séparée du corps social une sorte d’épée de Damoclès menaçant constamment le patrimoine tribal. C’est cette crainte de voir naître une dictature ou un pouvoir personnel exacerbée qui a déterminé en profondeur leur philosophie politique de se passer d’un chef.
Devant l’impasse, c’est à dire, devant l’aspect contradictoire de la réalité socio- politique tribale : le règne de l’ordre social et public et paradoxalement l’absence de toute institution de chef, R. Montagne emploie superficiellement le vocable antinomique «anarchie organisée » sans à vrai dire sortir de l’impasse.
Il est significatif que l’institution de chef, en tant que telle, n’est acceptée que dans les périodes où le groupe social est confronté à des menaces extérieures et que la conjonction entre pouvoir et coercition cesse dès que le groupe n’a rapport qu’avec sa propre identité.
En effet, lorsqu’il y a un affrontement intertribal la Jmâa, l’assemblée de la tribu «élit un chef qui dirige les opérations et on évite de le changer pendant toute la durée de la campagne ».
Certes, dans le domaine militaire, il dispose d’attributions étendues, il impose en accorde avec la Jmâa à chaque canton l’achat et la fourniture déterminée de chevaux et de fusils. Une liste est dressée à cet effet et un délai imparti, il fixe le contingent à fournir pour chaque groupe, le nombre de jours, de vivres à emporter, détermine les emplacements de garde ou de combat, les relèves, etc…
Mais ce pouvoir n’est reconnu que dans des moments exceptionnels, c’est –à -dire lorsque les circonstances mettent la tribu en relation conflictuelle avec d’autres groupes sociaux. Le pouvoir ainsi déféré au chef traduit la volonté de la tribu d’apparaître comme une totalité. Le leader ne prend jamais de décisions de son propre chef. La stratégie d’alliance qu’il développe, la tactique militaire qu’il envisage ne sont jamais les siennes propres, mais celles qui répondent exactement au désir ou à la volonté explicite de la tribu. Toutes les tractations ou négociations éventuelles sont publiques. L’intention de faire la guerre n’est proclamée qu’autant que la société veut qu’il en soit ainsi.
B/ Le chef « sans pouvoir »
L’institution du chef, paraît –il, est assez ancienne. Elle peut exister seule ou concurremment avec celle d’un caïd nommé par le pouvoir central dans une même tribu.
Le chef de la tribu porte selon les régions le titre d’Amghar, de cheick, de "cheik er- rbia" de "cheik al-âam" (le chef de l’année), de moqqadem, d’inflas…
1°) Comment désigne –t- on un chef ?
Dans certaines tribus, la fonction du chef demeure vacante durant une période assez longue à tel point qu’on perd le souvenir du tour de rôle entre fractions et qu’on est réduit à tirer au sort ; ce procédé étant considéré comme démocratique.
Dans d’autres tribus, l’élection du chef de la tribu parcourt un itinéraire complexe. Ainsi pour assurer une stricte égalité entre les diverses fractions ( Rbu , khoms…) Chacune est appelée à tour de rôle à désigner un chef parmi ses membres, en cas de nécessité d’un chef suprême commun à plusieurs tribus.
Deux principes généraux se dégagent du processus de désignation du chef de la tribu : le principe de la rotation annuelle et son corollaire le principe de la complémentarité ou de « l’équilibre électoral ».
Théoriquement, le principe de la rotation annuelle suppose un tour de rôle entre les fractions, ainsi, si le chef vient durant une année de la fraction (khums) I l’année suivante, il viendrait de la fraction II etc…, mais ce principe de rotation n’est pas appliqué à la lettre. Ainsi lorsque la fraction est formée de deux ou trois groupements humains restreints (clans), la rotation ne joue pas entièrement puisqu’il peut arriver que la fraction en question fournisse au cours de deux années successives un chef à condition cependant de ne pas être du même clan..
La complémentarité suppose que chaque fraction participe au pouvoir en fournissant un chef ou en s’associant à son élection.
Ainsi « si c’est le tour de khums I de fournir le chef, les membres du khums ne peuvent voter, ils s’assoient en cercle et attendent la décision des autres khums II, III, IV, et V qui se sont retirés afin d’élire un chef du khums I ».
A côté du chef aux fonctions générales, d’autres agents peuvent être coptés annuellement pour des affaires nettement définies (aménagement d’une séguia, répartition des eaux, transhumance, police du marché, affaires pénales…)
En principe, ces agents (deux ou trois) sont choisis dans les fractions différentes. Leur mandat est annuel, non renouvelable dans la majorité des cas. Ils ne sont que les agents d’exécution des décisions prises à l’unanimité par la Jmâa et leurs actions sont soumises constamment au contrôle du conseil de la tribu, lors de chacune de ses réunions.
En fait, les tribus marocaines, sans jamais avoir lu Montesquieu savent qu’une bonne manière de modérer le pouvoir c’est de le neutraliser en le divisant.
2°/ Quelles conditions doit remplir le chef ?
Pour accéder au titre honorifique, il faut être originaire de la tribu, On ne peut qu’exceptionnellement y élire un étranger, à condition qu’il soit adopté par la tribu ou qu’il y soit marié. Un long séjour lui tient en quelque sorte lieu de naturalisation.
En principe, toute personne mariée « jouit du droit de vote et peut devenir le chef suprême (autant que chaque Américain peut devenir président)… », mais en fait, le choix ne peut se fixer que sur une notabilité préparée par l’habitude des affaires publiques à ces hautes « fonctions ».
Dans des cas exceptionnels, une tribu peut s’en remettre pour la désignation de son chef au choix d’un personnage religieux. On considère, en général, que le chef de la tribu est un chef temporel qui’ n’a aucune fonction religieuse.
Le talent oratoire est une condition et aussi un moyen de pouvoir. « il est bon, en outre, d’être habile au gouvernement et de savoir parler dans les assemblées ». Le langage apparaît comme l’opposé même de la violence ; c’est un moyen que se donne le groupe pour maintenir le pouvoir à l’extérieur de la violence.
3°/ L’investiture du chef de la tribu
En fait, il n’y pas un jour fixé pour l’élection du chef de la tribu mais le plus souvent, il y est procédé au printemps.
Le conseil de la tribu est convoqué par l’ancien chef qui notifie l’expiration de son mandat et appelle la tribu à une grande cérémonie. Le conseil de la tribu en fixe le lieu et la date. Chaque fraction envoie ses délégués avec tentes, chevaux etc… l’investiture du chef se déroule en lui frottant sur l’épaule ou contre le turban une poignée d’herbes, signe d’heureux présages. « On donne ensuite au nouveau chef, un bol de lait à boire : en le buvant, le Chérif (une personnalité religieuse) le renverse sur son visage de telle façon que le lait coule le long de sa barbe et de sa chemise. Ensuite, il lui donne quelques dattes (et ici nous avons la cérémonie traditionnelle marocaine du lait et des dattes) et finalement un peu de lait et une datte sont offerts à chaque personne présente ».
Cette cérémonie ne se déroule pas avec tous les détails, de la même manière dans toutes les régions du Maroc. Dans certaines tribus, il s’agit d’une canne au lieu d’une poignée d’herbes que l’ancien chef remet au nouveau chef ; dans d’autres tribus, le chef doit porter un habit de laine blanche…
La cérémonie joue un rôle politique important. Elle tient la double fonction de persuader les différentes fractions de la tribu de la validité des « formes politiques » qu’elles sont accomplies aussi bien que de leur donner une image de leur propre cohésion, de leur propre force, de ce que peut être la communauté de la volonté générale s’exprimant directement à travers ses symboles et éliminant toute distance entre ses participants.
La cérémonie de l’élection du chef apparaît ainsi comme une entreprise de ré- création par laquelle le groupe conjure, pour un retour à l’équilibre de sa cohésion initiale, les forces centrifuges qui menacent son unité. « La société retrouve sa verdeur en jouant sa propre genèse. » Ce n’est pas se référer à quelques schémas d’éthnologie politique, que de dire que cette cérémonie atténue la tension entre les différentes fractions et exprime la fête de l’unité du groupe social.
4°/ Les fonctions du chef :
Le chef n’est pas un « homme de paille » à la dévotion d’une des grandes familles influentes de la tribu.
Sa fonction est pacifiante. Le chef a la charge du maintien de la paix et de l’harmonie dans le groupe social. Aussi doit – il apaiser les querelles, modérer la lutte entre les familles patriarcales, régler des différends non pas en usant d’une quelconque contrainte qui ne lui est pas reconnue, mais en se fiant aux seules vertus de son prestige, sa sagesse, son équité et sa parole. Plus qu’un juge qui sanctionne, il est un arbitre qui cherche constamment à concilier. Ce n’est qu’en échouant dans sa tentative de concilier les parties adverses qu’il laisse le différend se muer en feu.
En outre, « le Moqqadem (chef) doit être un homme effacé qui se considère à tout instant comme le porte- parole du conseil ».
Il n’est que le serviteur des volontés de Jmâa. Son autorité est discutée dès qu’elle veut s’affirmer. En pratique, dès l’investiture du chef, « des dispositions constitutionnelles sont prises pour contrôler son activité et surtout pour empêcher qu’il ne prolonge son mandat au-delà du terme fixé ».
Les attributions du chef sont larges et non définies. En sa présence se font les mariages et les divorces. Il punit conformément à la loi coranique et à la coutume et inflige les amendes qui correspondent à chaque faute.
Représentant la tribu, il est chargé des relations avec les collectivités voisines et reçoit les délégations, veille aux intérêts de la collectivité, assure l’application des décisions de la Jmâa, propose des mesures d’intérêt général et certains travaux d’utilité (Touiza).
Responsable de l’ordre public, il assume la police et applique le tarif des amendes qui servent à alimenter la caisse de la Jmâa.
La fonction, en s’exerçant, indique ce dont on cherche ici le sens, et qui correspond à ce type de société : l’impuissance de l’institution du chef. Cette impuissance est plus remarquable lorsque l’on sait que l’échiquier des leffs est trop vaste pour qu’un chef de canton y joue un rôle prépondérant.
L’institution du chef se présente exactement à l’image de ce que ces tribus ont voulu qu’elle soit, démunie de toute puissance effective. Le chef est, dans la tribu, sous surveillance. Le corps social veille à ce que le goût du prestige ne se transforme pas en désir de pouvoir coercitif. Si le désir de pouvoir du chef devient trop évident, la société tribale exerce sa vindicte (en incendiant sa culture, sa maison) et ce n’est qu’en cas exceptionnel qu’on le tue.
Ces tribus ont pressenti la menace que pourrait constituer un pouvoir virulent, incontrôlé et illimité exercé sur le corps social. Détenir le pouvoir, pensent- il, c’est dominer ceux sur qui il s’exerce, voilà, précisément ce dont ils n’ont pas voulu.
Dès lors, on pourrait comprendre leur comportement aussi bien vis-à- vis du Makhzen dont ils reconnaissant l’autorité spirituelle tout en lui interdisant de s’ingérer dans leurs propres affaires locales que vis à vis de l’institution du chef dont ils instituent le pouvoir tout en le concevant comme négativité aussitôt maîtrisé. Ils ont par conséquent, neutralisé sa virulence en le réduisant à son expression la plus naturelle à savoir son activité unificatrice et cohésive et sa fonction d’empêcher que les inégalités entre les hommes installent la division au sein de la société tribale. Mués par le pressentiment de la menace que constitue un pouvoir fort au niveau local sur le patrimoine tribal lui-même, ces tribus ont résolu à leur manière ce problème : soit elles ont éliminé purement et simplement l’institution du chef, soit, tout en l’instituant, elles l’ont envisagée pour qu’elle tourne à vide.
Cette lutte constante contre l’établissement d’un pouvoir despotique au sein des institutions locales a été constatée et relevée abondamment par plusieurs auteurs, notamment par R. Montagne dans ses études et enquêtes sur la vie politique des tribus marocaines, sans toute fois être expliquée.
R. Montagne répète incessamment que : « les sénats (assemblées locales) berbères sont soupçonneux et l’on craint toujours l’établissement d’une tyrannie » que « l’esprit public est hostile à l’apparition du pouvoir personnel », et que «la matière sociale, paraît trop rebelle, aussi l’ébauche du pouvoir personnel restera-t-elle inachevée… », mais persiste dogmatiquement dans sa démarche ethnocentriste à ne voir dans cette situation qu’un état d’anarchie congénitale, qu’un chaos social et politique persistant.
Le tableau théorique que l’on vient de brosser est certes plus ou moins affecté par des altérations, qui peuvent se manifester dans plusieurs domaines :
Les tentatives du Makhzen de s’ingérer dans les affaires tribales en appuyant un chef contre un autre. Le rôle des zaouïas et des marabouts qui peuvent, tout en jouant le rôle d’arbitre dans les différents litiges opposant les individus d’une même tribu ou des fractions des tribus différentes, accentuer le degré de l’autonomie vis-à-vis du pouvoir central et jouer un rôle politique prépondérant. L’ascendant du chef et la capacité de l’assabya tribale à soutenir ses ambitions politiques (le processus khaldounien) etc.….
L’analyse présentée ici a été volontairement simplifiée pour mettre en évidence les traits pertinents et démontrer que les institutions tribales dans le Maroc précolonial ne se trouvaient ni dans un stade primitif destiné à grandir, à devenir adultes, à passer de l’apolitique au politique ni dans un état d’anarchie « délabrante ».
Au contraire, ces institutions ont toujours permis dans la pratique, durant de longs siècles, de faire régner l’ordre public et d’assurer la sécurité du corps social.
Prétendre que ces institutions sont primitives revient à ne pas les prendre au sérieux et à projeter sur elles le regard curieux ou amusé de l’amateur plus ou moins éclairé, plus ou moins humaniste.
Loin de nous offrir une image terne, stérile ou de quelque «impuissance congénitale » , les tribus marocaines nous étonnent par la façon originale par laquelle elles ont résolu la question du pouvoir local et conçu leur relation avec le pouvoir central.
B/ - le système de chefferie
La deuxième forme que prend le pouvoir local c’est le despotisme, Autrement dit, le pouvoir se convertit et prend sa forme la plus caractéristique de commandement et d’obéissance.
Deux sortes de facteurs ont contribué à l’affermissement du pouvoir personnel : les facteurs endogènes et les facteurs exogènes.
a) les facteurs endogènes
R. Montagne a pu constater et dater dans ses enquêtes sur la vie politique et sociale des berbères, cette transformation « d’une démocratie gentilice à un système de chefferie ». Tout en évoquant les origines lointaines de l’institution de chefferie : la politique du Makhzen à l’égard des tribus du bled-es-siba, les conditions sociales, voire écologiques, l’apparition du système de chefferie est facilitée, selon R. Montagne, surtout par l’existence des petits leffs, de ces alliances entre fractions de tribus différentes entre familles ou individus par delà la communauté territoriale.
Le processus naturel par lequel le chef se transforme d’un organe d’exécution en un organe de commandement est expliqué par des raisons d’ordre strictement subjectif : l’égoïsme, la rapacité, l’ambition… du Moqqadem.
Le chef commence, semble-t-il, par confisquer les pouvoirs de la Jmâa de son petit canton en s’appropriant le tiers des amendes. «… Il cherchera à devenir chef de son leff…c’est sur cet échiquier que l’Amghar ambitieux va jouer sa partie. Il s’efforce d’attiser par tous les moyens la haine des deux leffs… les discordes à l’intérieur du canton s’apaisent et s’oublient. L’ennemi c’est l’autre leff. Le chef s’enrichit, sa réputation s’étend, sa maison s’agrandit et il continue de gravir peu à peu les degrés de la puissance ».
Cependant, ce pouvoir despotique des chefs est très éphémère et le plus souvent, il est ébranlé par des révoltes qui secouent tout le monde berbère.
Le processus de formation du pouvoir personnel retracé, par R. Montagne n’est, à notre sens, qu’une version néokhaldounienne enrichie d’enquêtes sur le terrain. En outre, tout en passant sous silence l’action du Makhzen et du Marabout dans l’émergence du pouvoir despotique au sein de la tribu, l’explication de R. Montagne a tendance à uniformiser une variété de situations possibles dans un seul et unique processus.
b) les facteurs exogènes.
Le jeu des mécanismes institutionnels tribaux et les normes constitutionnelles coutumières excluent, comme nous l’avons vu, l’apparition d’un pouvoir despotique. Et même lorsque celui- ci arrive à émerger, il ne peut s’affirmer durablement.
« Le climat de la montagne écrit J. Berque ne porte pas au pacte féodal, l’Amghar reste, aux yeux de sec concitoyens, purement et simplement, un phénomène de consommation, une anomalie individuelle et passagère dans la répartition des biens. On attend l’heure propice pour lui faire rendre gorge ».
De ce fait, le phénomène des « grands chefs » nous semble récent, contemporain de l’agression coloniale.
Enclenché sur les côtes atlantiques, le processus de «caïdalisation » a gagné progressivement la montagne.
Récent dans l’histoire politique du pays, ce phénomène qui a donné naissance aux fameux seigneurs de l’Atlas, tels que M’tougui, Goundafi,… n’a pu se développer et s’affirmer que grâce au soutien inconditionnel des puissances étrangères.
Ce pouvoir caïdal présente certaines caractéristiques :
- Il n’a pu s’imposer qu’en exerçant, comme le remarque à juste titre R. Montagne, la violence systématique à l’égard des tribus. En détruisant leur patrimonial institutionnel.
- Le pouvoir caïdal est amputé de toute fonction sociale (l’ordre, la justice…); ne prétendant à aucune fonction religieuse, il se trouve auréolé de l’unique finalité d’accumuler les richesses et d’étendre les domaines en exploitant sauvagement les tribus avec la complicité du colonialisme.
إرسال تعليق
اترك تعليقا إن كان لك أي استفسار