G. Ayache, documents historiques à l’appui, s’est efforcé dans ses différents travaux (1) de mettre en doute le bien fondé de la dichotomie blâd-al-Makhzan/blâd-as-Sîba mise en exergue par l’Ecole Coloniale française.
Ses démonstrations qui méritent analyse et controverse reposent sur deux idée fondamentales : La fiction de l’image dyptique du Maroc précolonial et la fonction d’arbitrage du Makhzen.
Les fondements de la thèse de G.Ayache
Prenant comme objet principal de ses recherches le Rif marocain, considéré dans la littérature français et anglaise comme la citadelle de la dissidence, G.Ayache s’est efforcé, à l’aide d’archives et de documents historiques du XIXème siècle, de démontrer la fragilité des critères sur lesquels repose la définition de la Sîba.
L’on sait que la thèse coloniale, s’inspirant de l’analyse khaldûnienne, s’est évertuée à définir généralement les tribus dissidentes par trois critères cumulatifs : Ce sont des tribus qui refusent toute ingérence administrative du pouvoir central dans leurs propres affaires. Ce sont des tribus qui ne paient pas l’impôt. Ce sont des tribus qui ne fournissent ni hommes, ni armes à l’armée régulière du Makhzan.
Sîba et « documents historiques»
Tout en relevant que la terminologie de blâd-alMakhzan/blâd-as-Sîba est absente de la documentation d‘Etat (2), G. Ayache nous met en garde contre une tendance communément admise qui consiste à ne voir le fait étatique que dans une structure centralisée: «Habitués aux choses d’aujourd’hui, écrit-il, on ne veut croire à la consistance d’un Etat que s’il se manifeste, près du moindre hameau, par un gendarme, un juge, un percepteur et d’autres fonctionnaires, tous désignés de la capitale. On oublie que ce dispendieux centralisme est un luxe récent et qui déjà suscite de vives réactions. On oublie que naguère, même en Europe, dans des Etats bien charpentés, plus d’une ville jouissait de franchises, mainte province conservait ses Etats, qui, d’année en année marchandait au roi leurs contributions» (3).
Analysant le premier critère de la définition de la Sîba, à savoir le refus des tribus dissidentes de toutes ingérence du Makhzan dans leurs affaires locales, l’auteur; à l’aides des l’auteur; à l’aides des documents historiques en sa possession, parvient à établir … de 1835 aux environs de 1900, une liste de Gouverneurs, incomplète sans doute, mais attestant en permanence, la présence dans le Rif, de représentants directs du sultan » (4).
Pour corroborer sa démonstration, l’auteur cite deux cas de litiges intertidaux dans le Rif qui ont été résolus grâce à l’intervention des Gouverneurs, représentants du pouvoir central(5). Suivant la même démarche, G.Ayache s’inscrit en faux contre les deux autres critères selon lesquels les tribus dissidentes refusaient de donner leurs contributions en argent et en hommes au Makhzan.
Se fondant sur certaines lettres (6) du Ministre du sultan M.al-khatîb, lors de la guerre de Tétouan contre l’Espagne en 1680, l’auteur en titre les conclusions suivantes : « On voit là deux choses, écrit-il, d’abord que les Rifains acceptaient de mourir pour la défense non seulement de leur petit terroir, mais de toute la terre marocaine…Quant à refuser leur argent, d’autre part, si telle était leur habitude, il faut croire qu’à tout le moins, elle n’était pas notoire, si un conseiller du sultan lui-même. L’ignorait, comme il en résulte de sa proposition d’exempter les Rifains d’impôts » (7).
Ainsi, en fouillant dans les archives et les documents historiques du XIXème siècle, G.Ayache est arrivé à remettre en cause les fondements même de la dissidence.
Le deuxième litige en 1847 oppose deux tribus, l’une est rifaine, l’autre fait partie de la confédération des Ghumaras.
L’auteur se fonde notamment sur une lettre d’Ah’med b.Morzûq, Gouverneur des Ghumaras, au sultan Mulay A.Rah’mân en date du 6 Rabic I 1263 / 22 Février 1847. (Collection d’Archives photographiques de l’auteur). .
L’auteur cite dans le même sens un autre exemple :
« En 1889, écrit-il, … quelques tribus du Rif n‘ont pas déféré à l’ordre d’envoyer leur escorte à se joindre à la tournée effectuée par le sultan dans tout le Nord-Ouest du Pays. Ce ne fut sans doute qu’en raison du moment qui était celui des moissons. Le sultan n’en sanctionne pas moins leur absence en leur infligeant à chacune une amende ».
Etat des amendes infligées aux tribus du Rif, document daté du 14 Rabic II 1307/ 8 Décembre 1889.
Archives Royales de Rabat, Dépôt B, non numéroté, cité par G.Ayache, op cit, p.215.
S’inspirant de la même démarche documentaire, l’auteur met en lumière une autre fonction essentielle et pourtant méconnue, assurée par le Makhzan, à savoir l’arbitrage dans les conflits entre les tribus.
Le but de sa démarche est identique : réfuter la théorie coloniale de l’antagonisme éternel entre le blâd-al-Makhzan et le blâd-as-Sîba.
B) Sîba et fonction d’arbitrage du Makhzan
Selon G.Ayache, le Makhzan n’aurait jamais pu se main tenir aussi longtemps s’il avait eu pour unique raison d’être, comme le soutien la conception coloniale, d’amasser les impôts et de sévir contre les communautés tribales dissidentes .
« Son rôle, entre autres choses, écrit-il, était, en principe et en fait, de maintenir entre tribus, une coexistence pacifique … » (8).
A l’aide « d’archives historiques », notamment des procès verbaux contradictoires dressés à la fin du XIXème siècle en présence des tribus concernées, l’auteur s’emploie à démontrer minutieusement le non fondé de la thèse coloniale qui fait du Makhzan «un pêcheur en eau trouble », « un diviseur systématique en vue de s’imposer » (9) dans le blâd-as-Sîba.
Il analyse quatre cas de tribus ou fractions de tribu situées à la périphérie du pouvoir central qui ont eu recours à la médiation du sultan pour régler leurs conflits (10).
Sans nous étendre sur les faits, il ressort des quatre cas analysés par l’auteur au moins trois idées fondamentales :
-Le Makhzan n’a pas été une simple force répressive, il a rempli d’autres fonctions que celle de la contrainte matérielle, notamment la fonction sociale et nationale d’arbitrage.
-La théorie de la dichotomie exacerbée blâd-al-Makhzan/blâd-as-Sîba s’effondre complètement grâce à cette fonction d’arbitrage dévolue au sultan, puisque les tribus considérées comme dissidentes, non seulement recourent à sa médiation pour apaiser leurs discordes, mais encore acceptent son verdict.
-Enfin, le sultan, avant de prononcer son verdict final, cherche par tous les moyens à ce que les tribus en conflit arrivent à résoudre elles-mêmes leurs problèmes à l’amiable.
Si telles sont les grandes idées qui animent la démarche historico-documentaire, quelles en sont les limites ?
II : Les limites de la tentative historico-documentaire
Incontestablement, le travail de G.Ayache présente le grand mérite d’avoir remis en cause les thèses coloniales relatives à l’histoire politique du Maroc précolonial. Néanmoins, son œuvre pour « rehistoriser » le passé marocain, pour importante soit-elle, souffre d’un certain nombre de limites :
* Tout d’abord, au niveau e la démarche, s’il est incontestable que les archives historiques constituent la matière de base pour les études historiques, nous demeurons sceptiques quant à leur aptitude, dans une société illettrée où les archives se font rares et sont pour la plupart dispersées entre des bibliothèques privées inaccessibles, à reconstituer la mémoire historique d’un peuple, sans recours à l’apport théorique des sciences politiques, de l’économie, de la sociologie, de l’anthropologie,… Le risque est grand de voir, dans ce cas, « l’événementiel » prendre le pas sur l’histoire.
* Les documents et les archives historiques qui sont à la source des démonstrations de G.Ayache, s’inspirent tous du contexte historique du XIXème siècle, marqué par l’agression européenne. Or, comme l’atteste l’histoire politique du Maroc (11), chaque fois qu’il y a une menace extérieure, on assiste à un élan unanime qui conduit les différentes tribus makhzaniennes ou dissidentes à enterrer pour une période limitée leur hostilité réciproque et à agir en masse.
Cette unité masque conjoncturellement la division blâd-al-Makhzan/blâd-as-Sîba mais ne l’efface pas complètement. Une fois l’épreuve nationale subie, elle renaît et s’exacerbe.
* Si l’on suit les démonstrations de G.Ayache, surtout celles afférentes à cette notion « magique » de l’arbitrage, on about it inéluctablement à une conclusion qui nie toute existence à cette réalité politico-sociale qu’est le blâd-as-Sîba.
Est-ce parce que la documentation d’Etat ignore la terminologie blâd-al-Makhzan/blâd-as- Sîba que G.Ayache se réserve le droit de nier la réalité du phénomène?
L’auteur ne sous contredira pas sans doute si l’on affirme que l’histoire des peuples ne passe pas uniquement par le canal étroit de la documentation officielle.
* Si G. Ayache a réussi à remettre en cause les critères qui servent habituellement à définir le phénomène de la dissidence, il a tendance à généraliser, à l’ensemble des régions du Maroc et à toute son histoire, des conclusions qui sont tirées de cas précis, dans une région déterminée ( le Rif) et dans des circonstances spéciales ( le règne fort du sultan H’assan 1er, la Guerre de Téouan, etc …).
Une telle démarche n’est pas convaincante. Comment en effet, vouloir récuser «à tout prix», «la grève fiscale» ou «l’indépendance» des tribus dissidentes … alors que des historiens de «sensibilités» diverses, appartenant à des époques différentes, s’accordent à les rapporter comme une constante dans l’histoire politique du Maroc précolonial et un élément saillant du patrimoine du pays ?
Ne court-on pas paradoxalement le risque, à force de s’ingénier à contester le phénomène de la Sîba, de glisser dans l’idéologie étatiste et la conception moniste de la société ?
Pourquoi, sans tomber dans les abus de la schématisation coloniale à propos de la division blâd-al-Makhzan/blâd-as-Sîba, ne pas la ramener à sa juste proportion ?
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*Publié par « Al Assas », n°118 ,1994
(1)- Ayache G., Les origines de la guerre du Rif, Thèse, Sorbonne, Paris, 1979.
Voir également Etudes d’histoire marocaine, Rabat, SMER, 1979.
2)- Ayache G., « Société rifaine et pouvoir central », op cit, p212.
(3)- Id, Ibid.
(4) - Ibid, p.213
(5)- Ayache G., «Société rifaine et pouvoir central, p.213. Le premier litige oppose en 1835 trois fractions de la tribu Banû Uryâghel dan le Rif.
(6)- Lettre de M.al-khat’îb à M.Zadbî en date du 27 Joumâdâ I 1276/20 Décembre 1859 in Ibn Zidân Ithaf Calâm an-Nâs, III, 429-430, Rabat, 1931.
Lettre de M.al-khat’îb au sultan Sidi Mohammad en date du 8 çhacbân 1276/ 2 Mars 1860, Archives de la kattâniyya, Rabat, citées par G.Ayache, op cit, p.214.
(7)- Le ministre M.al-khat’îb a proposé pour faire face à l’agression espagnole «qu’on lève toute une armée rifaine quitte à récompenser le Rif d’une exemption d’impôts pendant deux ans » Ibid, p.214
(8)- Ayache G., «La fonction d’arbitrage du Makhzen », in Etudes d’histoire marocaine, p.164.
(9)- Ibid, p.175.
(10)- Le premier cas est celui de deux tribus dans la région de Marrakech : les Benfifa et les Oulad Bousba.
Le deuxième cas concerne deux tribus, l’une est rifaine, les M’Tioua, l’autre fait partie de la confédération des Ghumaras.
Le troisième cas met en relation conflictuelle la ville de Chichaouen et la tribu Akmâs.
Dans le quatrième cas, il s’agit d’un conflit entre trois des fractions composant la tribu des Aît Youssî située sur les deux versants de l’Atlas, au sud de Fès et de Sefrou.
Dans les quatre cas, le recours au sultan a été volontaire.
Voir Ibid, pp.171-176.
(11)- E.Levi-Provençal saisit cette réalité constante dans l’histoire politique marocaine. Il écrit à propos de la bataille des trois rois, le 4 Août 1578 : « Le pays tout entier s’était dressé contre l’envahisseur et le Jihad ( la Guerre Saintes) apparut alors pour la première fois, comme soulevé par un élan national unanime». Cité par Ayache (Albert), in Le Maroc : bilan d’une colonisation, Paris, Ed. Sociales, 1956.
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